Ces tourbillons géants qui modèlent le climat dans l’océan Austral

24/03/2025

8 minutes

océans et climat

L’océan Austral joue un rôle clé dans l’équilibre du climat. Son efficacité à absorber le CO₂ dépend notamment de puissants tourbillons sous-marins qui modifient les échanges de carbone et d’oxygène, avec des effets encore mal compris. Mieux les étudier est un élément essentiel pour affiner les prévisions et pouvoir anticiper l’adaptation aux changements.

par Laurie Henry

L’océan Austral capte près de 50 % du CO₂ absorbé par les océans et joue un rôle clé dans la circulation de l’oxygène vers les eaux profondes. Mais cet immense réservoir n’est pas uniforme puisqu’il est traversé par des tourbillons dits tourbillons méso-échelles, des sortes de courants de brassage puissants, en rotation sur un diamètre 40 à 150 km et qui modifient la répartition du carbone et des nutriments entre la surface et le fond.

Ces tourbillons ne sont pas répartis de manière homogène, ni dans l’espace ni dans le temps. Leur distribution varie selon les régions et les saisons, et leurs effets varient tout autant, sans être encore très bien compris. Une équipe de chercheurs du Scripps Institution of Oceanography et du College of Marine Science a quantifié leur impact sur la biogéochimie de l’océan Austral en croisant des données satellitaires et des mesures issues des flotteurs Argo. Leurs conclusions, publiées dans la revue AGU Advances, mettent en lumière des mécanismes clés encore sous-estimés dans les modèles climatiques.

Décrypter l’effet des tourbillons 

Dans l’hémisphère sud, les tourbillons peuvent être cycloniques (CE), c’est-à-dire tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, ou inversement anti-cycloniques (AE) dans l’autre sens.

Les tourbillons CE remontent des eaux profondes vers la surface, chargées en carbone et en nutriments. Si cette remontée permet de stimuler la production biologique en surface, elle entraîne aussi une augmentation de la pression partielle de CO₂ qui favorise son dégazage vers l’atmosphère. À l’inverse, les tourbillons AE entrainent une plongée des eaux de la surface vers le fond, accentuant l’absorption du CO₂ atmosphérique par l’océan.

Schéma des processus des tourbillons (eddies) dans l’hémisphère Sud : (i) Déplacement vertical des eaux dans les AEs (rouge, vers le bas) et les CEs (bleu, vers le haut). (ii) Effet du vent sur la circulation de l’eau, influençant les remontées et descentes d’eau. (iii) Mélange latéral des masses d’eau. (iv) Piégeage et transport d’eau par les AEs. © Keppler et al 2024

Pour identifier et suivre ces tourbillons, l’étude de Keppler et al utilise la base de données Meta3.2DT, qui recense les structures tourbillonnaires détectées par altimétrie satellitaire entre 1993 et 2022. Les scientifiques ont ensuite croisé ces informations avec les mesures des flotteurs BGC-Argo, capables d’enregistrer la concentration en carbone inorganique dissous (DIC), en nitrates et d’autres paramètres biogéochimiques dans la colonne d’eau jusqu’à 1 500 mètres de profondeur. Cette approche a permis de localiser précisément les tourbillons et d’analyser la façon dont ils influencent la répartition verticale des éléments clés du cycle du carbone.

Ces données sont ensuite comparées avec des climatologies de référence,afin d’évaluer les anomalies biogéochimiques induites par les tourbillons. Pour cela, les profils Argo qui sont utilisés sont classés en trois catégories : ceux à l’intérieur des tourbillons cycloniques (CE), ceux à l’intérieur des tourbillons anticycloniques (AE), et ceux en dehors des tourbillons et qui servent de référence pour mesurer l’impact des structures tourbillonnaires sur les propriétés biogéochimiques de l’eau dans la zone.

Grâce à cette méthode, l’effet des CE et des AE sur les flux verticaux de carbone et de nutriments a pu être quantifié. Une variabilité saisonnière marquée a pu être mise en évidence. En automne et en hiver du fait de vents forts, ce sont les CE qui dominent dans le puissant Courant circumpolaire antarctique(ACC) qui anime l’océan Austral. Ils augmentent alors le dégazage de CO₂ de 0,06 Pg C/an, soit 19 % du flux moyen de cette région. Au printemps et en été, ce sont les AE qui deviennent plus fréquent, surtout au nord de l’ACC, en raison de la stratification des eaux de surface due au réchauffement saisonnier. Ces tourbillons renforcent l’absorption du CO₂ par l’océan.

Localisation des flotteurs BGC-Argo équipés de capteurs de pH (a), nitrates (b) et oxygène dissous (c) ayant émergé dans des tourbillons cycloniques (bleu), anticycloniques (rouge) ou hors tourbillons (gris) entre 2014 et 2022. Les cartes (d–f) montrent les anomalies de flux air-mer. La zone bleu clair indique la couverture saisonnière de la banquise. © Keppler et al, 2024

En influençant directement les échanges de carbone entre l’océan et l’atmosphère, ces structures tourbillonnaires jouent un rôle déterminant dans la capacité de l’océan Austral à capter le CO2 et à atténuer le changement climatique.

L’impact complexe des tourbillons sur l’oxygénation et la productivité biologique

Les tourbillons mésoéchelle modifient la distribution du phytoplancton dans l’océan Austral en influençant l’apport en nutriments et les conditions de croissance via la remontée d’eau et le brassage. La chlorophylle-a, indicateur clé de la biomasse phytoplanctonique, varie fortement selon le type de tourbillon et la région considérée.

Dans le Courant Circumpolaire Antarctique (ACC), les tourbillons cycloniques (CE) remontent des eaux profondes localement moins riches en nutriments, comparées à celles situées plus au nord. Ce phénomène, associé à un brassage vertical intense, disperse le phytoplancton sur une plus grande profondeur, le privant de lumière suffisante pour croître efficacement. Il en résulte une diminution de la chlorophylle-a dans ces tourbillons.

En revanche, au nord de l’ACC, les CE remontent des eaux profondes plus chargées en nitrates. Cet apport stimule la croissance du phytoplancton en surface, malgré le brassage, et se traduit par une augmentation nette de la chlorophylle-a. Les chercheurs attribuent cette différence au contraste dans la composition des masses d’eau entre les deux régions.

Enfin, les tourbillons ne se contentent pas d’agir verticalement : ils transportent aussi latéralement des poches d’eau, modifiant la répartition régionale des éléments nutritifs. Les AE, notamment, peuvent piéger et déplacer des eaux riches en chlorophylle-a, tandis que certains CE diffusent des masses d’eau appauvries, accentuant les hétérogénéités locales de productivité dans l’océan Austral.

Anomalies moyennes de DIC, nitrates et oxygène dissous dans l’ACC (vert) et au nord de l’ACC (violet) pour AEs (rouge), CEs (bleu) et hors tourbillons (noir). Calculées selon la profondeur, les isopycnes et leur différence. Chiffres : nombre de profils utilisés. © Keppler et al 2024

Un défi pour les modèles climatiques et la surveillance des océans

Les modèles climatiques et océanographiques actuels peinent à intégrer avec précision l’influence des tourbillons de mésoéchelle sur les flux de carbone et de nutriments. La plupart des simulations traitent ces structures comme de simples agents de mélange diffusif, ignorant leurs effets spécifiques sur la remontée ou l’enfouissement du CO₂, des nitrates et de l’oxygène. Or, les données issues de l’étude de Keppler et al montrent que les tourbillons de mésoéchelle couvrent en moyenne 22 % de la surface de l’océan Austral et modifient directement environ 5 % des flux de carbone dans cette région. Ces structures influencent donc bien davantage la régulation du climat que ce que les modèles estiment actuellement.

Pour corriger ces lacunes, les chercheurs s’appuient sur deux types de données complémentaires : les observations satellitaires, qui permettent de détecter et de suivre les tourbillons en temps réel, et les flotteurs Argo biogéochimiques, déployés dans l’ensemble de l’océan Austral. Ces derniers offrent une couverture spatiale et temporelle sans précédent, réduisant l’incertitude sur les processus biogéochimiques en jeu.

Cependant, malgré ces avancées, des lacunes majeures persistent dans la surveillance de l’océan Austral. Le nombre de flotteurs équipés de capteurs biogéochimiques reste insuffisant pour une analyse détaillée à l’échelle de chaque région et saison. Les satellites actuels ne permettent pas non plus d’observer la pénétration en profondeur des tourbillons, ce qui limite la compréhension fine des échanges verticaux de carbone et de nutriments.

* Les isopycnes sont des surfaces de densité constante dans l’océan. Elles permettent d’analyser les mouvements verticaux et horizontaux de l’eau sans être influencées par les variations de température et de salinité. Elles sont particulièrement utiles pour étudier les échanges de nutriments, d’oxygène et de carbone dans des masses d’eau stables.

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