Med-SHIP : une décennie de données révèle des changements profonds en Méditerranée

La Méditerranée, souvent décrite comme une miniature des océans mondiaux, joue un rôle crucial dans l’équilibre hydrographique et biogéochimique régional. Malgré son importance, les observations systématiques et détaillées de ses eaux ont longtemps été sporadiques, entravées par des initiatives nationales fragmentées. C’est dans ce contexte que le programme Med-SHIP, inspiré par la Commission Scientifique Méditerranéenne (CIESM) en 2011 et intégré au programme global GO-SHIP, se propose de pallier ce manque en organisant des campagnes océanographiques répétées et méticuleuses.

Par Laurie Henry

Un observatoire océanique pour le climat

Le programme Med-SHIP, lancé en 2011, visait à établir un suivi systématique et détaillé des conditions hydrographiques et biogéochimiques de la Méditerranée. Cette initiative a été motivée par la reconnaissance de la Méditerranée comme un écosystème particulièrement sensible aux changements climatiques et aux activités humaines, nécessitant une observation continue pour anticiper et gérer ses évolutions futures. La première campagne zonale de 2011 a jeté les bases de ce vaste projet de surveillance, en déployant une série de mesures transversales à travers la Méditerranée, du détroit de Gibraltar jusqu’aux confins orientaux de la mer.

Les scientifiques ont utilisé des sondes CTD-rosace (Conductivité, Température, Profondeur), pour recueillir des données précises sur la température, la salinité, la pression, ainsi que sur des paramètres biogéochimiques clés comme les concentrations d’oxygène dissous, de nutriments, et de carbone inorganique dissous. Ces informations initiales ont servi de référence pour évaluer les changements et tendances à long terme dans l’écosystème méditerranéen.

Recueil des données sur la rosace lors de la campagne TAlPro2016. © K. Schroeder, et al., 2024

Suite à cette première expédition, le programme Med-SHIP a continué avec des campagnes régulières, notamment en 2016 et 2018. Les données de profil de courant acoustique abaissé (LADCP) et du profil de courant acoustique monté sur le navire (ADCP) ont également fourni des informations précises sur la vitesse et la direction des courants à différentes profondeurs.

L’utilisation accrue de traceurs chimiques et de capteurs biogéochimiques a permis une évaluation plus précise des taux de ventilation des eaux profondes, des processus de formation d’eau dense, et de l’absorption de CO2 par la Méditerranée. Les résultats de 2016 de cette initiative ont été publiés dans la revue Scientific Data (K. Schroeder et al., 2024), marquant une étape importante dans la surveillance océanographique de cette mer semi-fermée.

Température et Salinité

Entre 2011 et 2018, les campagnes Med-SHIP ont mis en évidence une augmentation progressive de la température et de la salinité dans les couches profondes de la mer Méditerranée. Cette tendance est particulièrement notable lors de la campagne de 2016. La croisière TAlPro2016 a exploré les sections méridionales de la Méditerranée occidentale, tandis que la croisière CRELEV2016 a couvert la mer de Crète et le passage de Crète dans la Méditerranée orientale. En outre, les croisières ESAW ont examiné les eaux de l’Adriatique méridionale et centrale, se concentrant sur les caractéristiques avant et après les conditions hivernales.

Plan des stations des campagnes Med-SHIP : TAlPro 2016 (cercles gris), CRELE 2016 (cercles noirs), SEAT2015 + SESAW2016 stations communes en rouge (SESAW2015 uniquement en orange et SESA2016 uniquement en jaune). © K. Schroeder, et al., 2024

L’augmentation de la température peut être attribuée à plusieurs facteurs, dont le plus évident est l’impact du réchauffement climatique global, qui affecte non seulement la surface de la mer mais aussi ses couches plus profondes. La hausse de la salinité, quant à elle, pourrait résulter de la modification des apports d’eau douce provenant des rivières et des précipitations, ainsi que des changements dans les processus de mélange vertical et horizontal. Ces modifications en température et en salinité sont cruciales car elles influencent la densité de l’eau, et par conséquent la stratification et la dynamique des courants.

Des courants changeants en Méditerranée

Le bassin algéro-provençal, situé en Méditerranée occidentale, est un endroit clé où l’eau de mer devient plus lourde et descend vers le fond, un processus crucial pour la circulation de l’eau dans toute la Méditerranée.

Ce phénomène a été particulièrement marqué lors d’un événement en hiver 2004/2005. Connu sous le nom de « transition de la Méditerranée occidentale », cet épisode a été provoqué par des conditions météorologiques exceptionnelles qui ont entraîné une augmentation de la température et de la salinité des eaux profondes. Normalement, l’hiver favorise le refroidissement de l’eau de surface, augmentant sa densité et facilitant sa descente. Cependant, cet hiver-là, des températures plus élevées et une évaporation accrue ont rendu l’eau plus chaude et plus salée. Cette eau modifiée s’est ensuite répandue dans le bassin, changeant les caractéristiques habituelles de l’eau profonde.

La mer Tyrrhénienne, qui se trouve entre la Corse, la Sardaigne, et la péninsule italienne, joue un rôle d’intermédiaire en mélangeant différentes masses d’eau venant de l’ouest et de l’est de la Méditerranée, préparant ainsi l’eau avant qu’elle ne devienne assez dense pour plonger.

Courants mesurés pendant TAlPro2016 à 52 m de profondeur (panneau supérieur), pendant CREVLEV2016 à 53 m de profondeur (panneau du milieu), pendant ESAW2015 (panneau en bas à gauche) et ESAW2016 (panneau en bas à droite) à 50,5 m de profondeur. © K. Schroeder, et al., 2024

D’autre part, les eaux chaudes et salées venant de la partie orientale de la Méditerranée retournent vers l’ouest en passant par le canal de Sicile et influencent la composition de l’eau en Méditerranée occidentale. Ces eaux proviennent principalement de la mer Levantine et de la mer de Crète. La mer Adriatique, qui était auparavant une source majeure d’eau profonde pour l’est de la Méditerranée, a vu ses propriétés changer avec le temps, notamment à cause du changement climatique, ce qui affecte le renouvellement de l’eau profonde dans toute la Méditerranée. Un événement important a eu lieu au début des années 1990, modifiant la source principale d’eau profonde de l’Adriatique vers la mer Égée et la mer de Crète. Ces changements montrent comment les mouvements et les caractéristiques de l’eau de mer sont interconnectés à travers la Méditerranée, soulignant l’importance de ces processus pour comprendre la circulation de l’eau dans cette région.

Oxygène, carbone et nutriments

La diminution des concentrations d’oxygène dissous dans les eaux intermédiaires, observée au cours des différentes campagnes Med-SHIP, soulève également des préoccupations quant à la ventilation et la stratification de l’eau de mer. Cette réduction de l’oxygène dissous peut être le résultat d’une stratification accrue due au réchauffement des eaux de surface, limitant ainsi le mélange vertical et réduisant l’apport d’oxygène aux couches plus profondes.

Parallèlement, les variations des niveaux de nutriments reflètent des changements dans les cycles biogéochimiques et les apports fluviaux. Une augmentation des nutriments peut être liée à une intensification des activités agricoles et urbaines, entraînant une plus grande quantité de ruissellement riche en nutriments vers la mer.

De son côté, l’augmentation du carbone inorganique dissous, entre 2011 et 2018, met en lumière l’acidification progressive des eaux de la Méditerranée. Ce phénomène est directement lié à l’absorption accrue de CO2 atmosphérique par les océans, un processus qui réduit le pH de l’eau de mer et affecte sa chimie. Il fragilise les organismes marins construisant des coquilles ou des squelettes à base de carbonate de calcium.

Quelles implications ont ces résultats ?

Les données recueillies fournissent une base solide pour les modélisations climatiques et les analyses environnementales, essentielles pour prévoir les impacts du changement climatique sur cette région. En anticipant ces changements, les décideurs peuvent élaborer des stratégies d’atténuation et d’adaptation plus efficaces.

Au-delà de la collecte de données, Med-SHIP vise à renforcer la coopération régionale et à combler le fossé en matière de capacités de recherche entre les pays du nord et ceux du sud et de l’est de la Méditerranée. Cette initiative s’inscrit dans une démarche de gestion durable, illustrant l’importance de la solidarité internationale et de l’interdisciplinarité dans la lutte contre le changement climatique, en faisant avancer la science au service d’un avenir durable pour la Méditerranée.

Source : Schroeder, K., Kovačević, V., Civitarese, G. et al., “Seawater physics and chemistry along the Med-SHIP transects in the Mediterranean Sea in 2016”. Sci Data 11, 52 (2024).